Ambivalence

 

               Il est un domaine où l’ambivalence est à son paroxysme, c’est la sexualité. Nous naissons fille ou garçon, ça semble si simple, et pourtant... Longtemps en parler fut un tabou, la morale et la religion fermant les portes à toute question, la jeunesse aura dû se débrouiller, sans aide aucune, avec, pour certains ou certaines, un mal être à vivre, à être, tout simplement. « Tout simplement » étant un euphémisme.

              C’est la littérature qui m’a fait réaliser, très jeune, que l’identité sexuelle n’allait pas de soi. L’ambivalence sexuelle, c’est hésiter entre le féminin et masculin. Avant l’adolescence ça devrait être neutre, mais cela dépend peut-être du rôle des parents, souvent on se conduit différemment avec une petite fille ou un petit garçon, par les couleurs, les jouets, etc... À la puberté, c’est un afflux hormonal qui vient bouleverser la tranquillité de l’enfance. C’est une période transitoire compliquée pour les enfants. Françoise Dolto parlait du « complexe du homard », cette vulnérabilité soudaine sera difficile aussi pour les parents. Certains enfants ne sont plus en harmonie avec leur sexualité, un garçon qui se sent fille, ou l’inverse, soit dans leur corps, soit dans leur esprit. Je ne comprends pas que l’on puisse forcer à inverser ces particularités, ou les nier et les rejeter, on devrait plutôt accompagner ces difficultés pour aider le jeune à être heureux dans sa différence. Depuis l’antiquité l’homosexualité existe, et depuis tout ce temps, il y a encore des jeunes qui vivent dans l’angoisse d’être découvert. Où est la tolérance ? Proust a toujours nié l’évidence, il en est de même de Léonard de Vinci, pourquoi tant de haine, pourquoi toujours vouloir être dans la norme, tant qu’il n’y a pas de mal fait envers autrui. Et pourquoi la guerre peut-elle être juste, mais pas l’amour inversé ?

               Outre ces cas extrêmes, l’ambivalence concerne chacun d’entre nous. J’ai eu cette chance d’être l’aînée, avec deux frères plus jeunes, et d’avoir un père qui voulait une fille pour son premier enfant, ce qui m’a souvent été raconté dans mon enfance, aussi comme fille je me suis toujours sentie à ma place, sans sentiment d’infériorité parce que fille, bien au contraire. Je n’ai pas été élevée comme « une fille », ni comme un garçon d’ailleurs, mais comme une personne libre. C’est plus tard, à l’adolescence que les choses se compliquent, la société patriarcale de cette époque des années 50-60 était encore très frileuse concernant la liberté des filles, mes amies bien souvent ont eu une enfance tellement guindée par rapport à la mienne, qu’un fossé se creusait entre-elles et moi : Je me sentais libre, pas elles.

               Je ne sais si c’en est la raison, mais j’ai ressenti très jeune une aversion pour tout ce qui est conformiste. Apparemment rien ne le laisse supposer, puisque comme tout le monde ou presque, je me suis mariée, et ma vie a été classique, mariée comme presque tout le monde à cette époque. Pourtant je ne me voyais pas ainsi, en couple oui, mais sans bague au doigt, d’ailleurs je déteste les bagues, ces bagues que souvent les femmes arborent avec fierté. J’en ai eu de ces bagues, par convention, mais toujours avec une non approbation, une envie de m’en affranchir, ce que j’ai fini par faire. C’est en effet par convention que les jeunes filles se mariaient, pour être dans la norme, pour faire plaisir à la famille, c’était ainsi, bien avant d’attendre un enfant.

               J’ai aussi ressenti un énorme décalage en ce qui concerne mon rapport avec le monde du travail : Là je ressens une ambivalence totale, le travail pour cette nouvelle génération de femmes des années 70, représente la liberté, pour moi « être en entreprise » est une prison. J’ai envie de Liberté, d’un travail qui me fasse rêver, jamais je n’ai pu m’imaginer passer mes journées dans un bureau, comme c’était bien souvent le cas de mes amies d’enfance, qui beaucoup avaient passé le bac « G », bac qui dirigeait tout droit ces jeunes filles au métier de secrétaire. La clef de cette liberté sont les études supérieures, celles qui permettent la réalisation de soi-même, au travers d’un métier qui passionne. Ce fut mon erreur à cette époque de ne pas l’avoir compris et d’avoir abrégé trop vite mes études. J’avais comme un manque de maturité, et un entêtement à ne pas vouloir rentrer dans le moule. Pourtant, pour sortir du moule, il faut aller vers les sommets. Pourquoi n’arrivais-je pas à me dépasser pour en sortir par le haut ? Je ne le sais pas, peut-être j’étais trop pressée. Mes rêves étaient de voyager, créer, dessiner, écrire. J’ai pris ma première option, le voyage, et le métier de navigante m’a vraiment menée au septième ciel, j’ai adoré. Un concours, six mois de formation, et la belle vie ! Rien à voir avec l’aviation de maintenant, avant c’était le bonheur. Mais les critères étaient différents : Pas de mariage, ni enfant. À un moment il m’a fallu choisir. Ainsi, je me suis mariée. Les circonstances ont fait que j’ai pu continuer de voyager « en passagère », tout au long de ma vie, et j’ai eu mes enfants. C’est un peu avoir le beurre et l’argent du beurre. En revanche, c’est un retour à la case départ côté travail.

               Mais si tout cela fut possible, c’est que je ne fus jamais seule, j’en ai parfaitement conscience, ce fut mon mari (bien sûr, je déteste ce mot!), qui m’a permis cette liberté, moi, si non-conformiste, j’ai conduit ma vie d’une façon très classique et traditionnelle, en apparence. Si j’avais été seule, j’aurais continué mes voyages au travers du monde, mais sans mes enfants... C’était le dilemme.

               Quand mes enfants étaient petits, c’était le grand boom de la femme au travail, la mode de la super woman. Je n’ai jamais pu intégrer ce concept, j’avais envie de me réaliser autrement, en dehors de l’entreprise, par moi-même. Quand, plus tard, la photo est entrée dans ma vie, j’entends la photo créatrice, ce fut une révélation, le sentiment que j’approchais de ce qui était un accomplissement personnel, sans le « métro-boulot-dodo ».

              Être maman, avoir le choix de pouvoir élever ses enfants, c’est un atout que méprisent beaucoup de femmes. Simone de Beauvoir à dit : « C’est par le travail que la femme a en grande partie franchi la distance qui la séparait du mâle ; c’est le travail qui peut lui garantir une liberté concrète » : Financièrement elle a tout a fait raison, elle ne dépend de personne, et aussi : « Bien des femmes englouties dans le mariage ont été perdues pour l’humanité » : Dans un sens je comprends ce qu’elle veut dire, elle a existé en tant qu’écrivain, parce qu’elle a consacré sa vie à son œuvre, mais qu’en est-il des enfants ? Choisir d’y renoncer ? Mais j’accepte son choix, il est clair, et je pense en effet qu’il est difficile de faire une œuvre, tout en étant maman. L’énergie créatrice est immense, demande de la concentration, de la solitude. Mais toutes les femmes ne sont pas des artistes, des créatrices.

              En revanche avoir des enfants et les faire élever par d’autres est autre chose, jongler avec les horaires, les tâches, être sans arrêt dans le stress de ne pas y arriver, c’est non pas un choix mais une non-vie. Beaucoup le font par besoins financiers, pour rester dans le monde du travail, par prudence, et ce sont de bonnes raisons, mais pour s’épanouir ? À cette époque où j’avais préféré ne pas travailler « en entreprise », où j’ai aimé être avec mes enfants, mais où j’avais le temps et le goût d’apprendre, et le temps de vivre, j’entendais souvent dire que les femmes qui travaillaient, le soir, avec leur mari, avait plus à échanger qu’une femme qui restait à la maison : Énormité, incongruité, absurdité ! Comme si une femme, même « à la maison », se résumait à une histoire de couches, ou de réfrigérateur... Les échanges, dans un couple, vont bien au-delà du quotidien, et devraient au contraire, aller vers les cimes. Je me souviens lors de réunions familiales, alors que frères, belles-sœurs, père, travaillaient ensemble, ou dans la même branche, de conversations concernant leur travail, tellement inintéressantes que c’en était affligeant d’ennui, comme si l’art, la nature, l’astronomie, le sourire d’un enfant, et j’en passe, n’existaient pas. Souvent aussi j’ai entendu, de femmes qui travaillaient, dire par gentillesse : « oui, le métier de maman, c’est un beau métier » ; non, ce n’est pas un métier, mais une présence, un moment de vie qui passe si vite qu’il faudrait le ralentir, avoir la chance d’être avec ses enfants, ce n’est pas un ennui, une vie éteinte, c’est le contraire, c’est la vie, la vraie, et de ces jours j’ai un souvenir ensoleillé.

               Je pense que cette dissonance que j’ai bien souvent ressentie, vis à vis des femmes qui travaillent, vient du fait qu’elles, ou les hommes aussi d’ailleurs, s’ils n’ont pas de «vie intérieure», s’ennuient très vite s’ils ne sont pas sans cesse sollicités extérieurement. Mais qu’est-ce une vie intérieure ? C’est l’intelligence de l’âme, ce qui nourrit, l’art, la créativité, la spiritualité. C’est aussi un lieu de liberté. La solitude n’est pas un désagrément pour qui a la chance de savoir se retrouver soi-même, c’est un terreau que féconde l’imaginaire.