Failles

 

                    La nuit, les chemins de l’enfance viennent me visiter. Ils prennent des détours, des libertés qui m’étonnent, et dans mes rêves, s’ils sont souvent lumineux, d’autres sont angoissants, révélant des peurs cachées au fond de moi.

          L’un d’eux, celui de la gare à notre maison, quand je rentrais du collège, alors que je devais avoir onze ans, revient d’une façon récurrente, parce qu’il me renvoie dans mon passé, tout en ouvrant une brèche, une faille, vers le futur.

          Il fait toujours nuit quand je descends du train, et que sortie de la petite gare, j’ emprunte ce chemin, ma rue, en tournant sur la gauche, et que je la remonte sur le trottoir. Notre maison n’est pas très loin, à quatre cents mètres environ, en haut, à droite. Le retour à la maison, c’est le retour au nid, je vais y retrouver ma mère et mes jeunes frères, le goûter, la douceur du foyer, ce mot désuet, qui trouve tout son sens chez nous.

         Il fait froid, c’est l’hiver et le ciel est noir. j’ai onze ans, et le long de cette rue, tout en marchant, me reviennent des images, comme un défilé de souvenirs : Tout au début de la rue, à droite, après la maison qui bientôt sera celle de ma future « meilleure amie », venue de Hollande, il y a une sente sombre et grise, où je ne me suis jamais aventurée, mais il m’est arrivée d’être apeurée par un homme qui se cachait dans l’ombre, à mon passage, le manteau ouvert...Nous en parlions en riant avec mes amies, mais la peur était bien là, à chacune de mes allées et venues. Plus loin, en remontant toujours, une rue coupe à droite, et que je traverse. J’aime cette petite rue, car au bout, avant d’atteindre le marché, à l’angle avec la Grande rue, se trouve le disquaire. J'y achetais  les 45 tours des chanteurs et chanteuses à la mode, avec le libraire c’étaient mes endroits préférés, et j’y dépensais tout mon argent de poche. Mais retournons dans ma rue, à gauche s'élève une grande maison, toute en hauteur, entourée d’un petit jardin, une de mes amies l'habitait, tout en haut. Il me semble y être allée, mais c’est une image floue, j'ai oublié son prénom. Puis, un peu plus loin, toujours à gauche, un passage, et dans ce passage, je me souviens d’un pavillon en meulière où demeuraient les cousins d’une amie. Ils étaient plus âgés que nous, souvent ils organisaient des surprises-parties et nous avions l’autorisation d’y aller. Pour nous, jeunes filles en devenir, c’était le comble de la joie, nous découvrions le rock, à ses tout premiers débuts, c’était aussi l’époque d’« Only you », des Platters, que je repassais en boucle, sur mon Teppaz.

       J’arrive à mi-parcours de chez moi. Dans mon rêve, je suis heureuse, et j’ai hâte de rentrer. Bientôt, à gauche, je vois la sente que je prends souvent le matin, en courant, et qui par un trou dans le grillage, permet d’arriver directement sur le quai de la gare. Cette sente, qui n’existe plus maintenant, avait, outre son accès interdit au quai de la gare, une passerelle qui donnait sur une autre partie de la petite ville, celle de l’autre côté du chemin de fer où étaient la maison de mes grands-parents, avec son jardin magique, ainsi que celles de plusieurs de mes amies.  Dans cette sente, un jour, j’ai giflé un garçon que je trouvais trop collant. Une sente qui ne me faisait pas peur, et que je prenais toujours avec bonheur.

      Et puis j’approche de chez moi, je distingue la grande propriété qui lui fait face, avec son parc arboré et sombre. En la voyant j’ai toujours ce ressenti vague, comme un malaise, sans doute parce que l’on y voit jamais personne, sauf un homme me semble-t-il, en fauteuil roulant.

      Notre maison se trouve à l’angle d’une autre rue, qui mène vers mon ancienne école communale, vers la place du marché, avec sa fête foraine une fois par an, en septembre. Vers mon cours de danse aussi, où un soir, au retour, je me suis fait agresser, et j’ai crié « maman » ! le plus fort possible, en me débattant et tapant avec une chaussure, ce qui a fait déguerpir le garçon. Les enfants, à cette époque, n’étaient pas accompagnés pour tous leurs déplacements. Ils étaient plus autonomes, les garçons surtout, quant aux filles, j’étais privilégiée, on me laissait libre, non par indifférence, mais parce qu’élevée à l’égal de mes frères, comme un garçon.

      J’aime la nuit regarder les fenêtres, dans la lumière les gens vivent leur vie, à l’abri. Regarder quelqu’un chez lui, à son insu, c’est accéder à son intimité, les masques tombent, les gens sont eux-mêmes, heureux, ou en détresse, ils sont dans leur vérité.

      J’approche de notre maison, qui ne se ressemble pas, tout m’apparaît si noir, pas de lueur aux fenêtres, pas d’éclats de rire ou de voix tout simplement, quand mes frères se chamaillent, on dirait que la vie l’a abandonnée. J’arrive par le côté, il y a une petite porte donnant sur l’arrière du jardin, c’est par là que nous entrons le plus souvent, hors cette porte est fermée. Je ne vois pas non plus la voiture de ma mère, ni celle de mon père. Aussi je fais demi-tour pour rentrer par devant, et la grille du jardin est fermée aussi, aucune lumière ne filtre au travers des volets. Mon regard s’arrête enfin sur une grande pancarte, accrochée sur la porte d’entrée, où est écrit « A VENDRE ». À cet instant, tout s’écroule dans ma tête, je perds pied, avant de comprendre que ce chez moi, cette période de mon enfance n’existe plus, que le temps l’a engloutie, et que mes parents sont partis, définitivement. Mon rêve a eu raison de mon désir de les retrouver. Comme la fumée qui sort de la cheminée, puis s’estompe avant de disparaître, le temps s’échappe et ne se laisse pas rattraper.

     Je fais ce rêve depuis longtemps, bien avant la perte de mes parents, je me demande s’il s’agit d'une peur anticipée de cette perte, comme je me souviens l’avoir ressentie enfant, ou bien si c’est la nostalgie de cette époque lointaine et heureuse, puisque dans ce rêve, je suis aussi bien la petite fille qui rentre de l’école, que l’adulte qui retourne dans son passé. Les deux sûrement, aussi nous nous rencontrons, sur le perron de l’ancienne maison familiale, présent et passé confondus, comme une faille temporelle, entre avant et maintenant.