La Coquetterie

 

          Je devais avoir onze ou douze ans, la première fois où je me suis trouvée jolie. Le souvenir est précis, c’était un matin, avant mon départ pour le lycée, dans la salle de bain, et je me rappelle de mon reflet dans la glace, les cheveux tirés en queue de cheval, mes yeux en amande. Bien dans ma peau. Une image ensoleillée du printemps de ma vie.

          C’est là qu’ont commencé ces moments d’intimité, de dialogues intérieurs, de doutes aussi, avec le miroir. Cette bienveillance envers moi n’a pas duré. Très vite, avec l’adolescence, ces confrontations devinrent plus conflictuelles , d’où des recherches et essais approximatifs, la quête de soi-même étant hésitante. Les hormones font leur travail de sape, comme elles le referont quelques dizaines d’années plus tard.

           Qu’est-ce que la coquetterie ? Le mot est un peu galvaudé, marivaudien, et prête à sourire, pourtant si c’est le plaisir de séduire, ou de provoquer, c’est aussi le goût de l’élégance, le respect de soi-même, ou encore le jeu : Jouer avec les couleurs, les textures, les matières, selon les états d’âme et les ambiances. Du noir et du rouge, par exemple, dans un registre dramatique, les tons pastels, pour le romantisme. Du théâtre à sa mesure, en somme. Chacun devant son miroir, joue son personnage, se trouve ou se perd. La coquetterie, c’est aussi le besoin de se rassurer, de se sentir aimé. Aimée, comme est aimée Satine.

          Satine a quinze ans, le teint clair et de longs cheveux noirs, soyeux, comme son prénom. Ses yeux ont la couleur du ciel. Le bleu ? Le ciel ? Des mots qu’elle transforme en images mentales, en impressions. Elle est née ainsi, aveugle. Elle ne connaît pas son reflet dans un miroir, pourtant elle se sent belle. Son miroir, c’est sa mère. Depuis sa naissance, elle s’est construite par ses mots, ses caresses, son amour. Son regard intérieur lui révèle les formes, les matières, la beauté du monde. Elle « regarde » autour d’elle et découvre son environnement autrement, par des voies qui lui sont propres.

          Aujourd’hui, c’est son anniversaire . Pour la fêter, ses amis lui apportent des cadeaux, qu’elle ouvre avec impatience, et déballe des étoffes, c’est sa passion les tissus aux textures si différentes. Elle sait les reconnaître et même imaginer leurs dessins, par le toucher. Seules, les couleurs lui échappent, elle ne peut concevoir les nuances d’un arc-en-ciel : Elles sont des ressentis, des émotions. Ainsi, la chaleur est jaune, comme le soleil. l’humidité, grise, les grands espaces, tels le ciel ou la mer, sont bleus. Ses visions intérieures sont symboliques et sensitives.

           Et puis les sons. Ses parents l’ont initiée, toute petite, à la musique. On lui offre des symphonies, des fugues, des ballades. Par les notes, elle voyage, et s’en va très loin. La « Moldau » de Smetana lui fait descendre la rivière, traverser les frontières, voler sur les eaux. Le « Carnaval des animaux » de Camille Saint-Saëns, ou « Pierre et le loup » de Prokofiev, lui font imaginer le cygne, la tortue, les oiseaux….Pour comprendre les humeurs des gens, elle n’a pas besoin de voir leur visage, le ton de leur voix est l’expression auditive du sourire ou de la tristesse. Elle ressent aussitôt, chez l’autre, la souffrance, ou la joie.

            Sa meilleure amie, Justine, lui offre un parfum, la plus subtile des sensations, comme un bouquet de fleurs ou une corbeille de fruits. Sa découverte de la nature, c’est par les odeurs qu’elle a commencé. Les promenades en forêt, tôt le matin, en automne, à fouler les tapis de feuilles mortes, sentir l’humus, écouter le crissement sous les pas, sa main au chaud, dans la paume ferme de son père. L’été, à courir dans les vagues, marcher sur les galets, et l’iode à la saveur marine et qui picote le nez , l’eau qui caresse doucement les chevilles, le sable, glissant sur la peau.

             Satine est heureuse. Quand ses amis sont partis, elle trouve le foulard de soie, le noue dans ses cheveux, met une goutte de parfum derrière l’oreille, choisit le plus fondant des bonbons au chocolat, et va retrouver ses parents pour leur dire, merci, tout simplement. Sans eux, sans leur amour, elle serait restée dans l’ignorance, n’aurait pu élaborer sa perception d’elle-même et du monde autour avec ce narcissisme élémentaire et nécessaire à la pulsion vitale.

            De même que Satine, mais à l’automne de ma vie, et malgré le reflet transformé dans le miroir, la coquetterie et l’élan vital, n’ont pas cédé, et je pense aux vers d’Anna de Noailles, extraits de son poème « Le temps de vivre » :

... « Déjà la vie ardente incline vers le soir,
Respire ta jeunesse,
Le temps est court qui va de la vigne au pressoir,
De l'aube au jour qui baisse,

Garde ton âme ouverte aux parfums d'alentour,
Aux mouvements de l'onde,
Aime l'effort, l'espoir, l'orgueil, aime l'amour,
C'est la chose profonde »...

Références : Pour l’histoire de Satine, sortie de mon imagination, mais assurer mon récit, j’ai lu le travail remarquable de Mounir Chalhoub :

Mounir Chalhoub. Image du corps et relation d’objet : étude appliquée aux aveugles de naissance(18/21 ans). Psychologie. Université Paris-Nord - Paris XIII, 2014. Français. NNT : 2014PA131008.tel-01236049

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