Le Miroir aux alouettes

 

              C'est comme ça que tout a commencé, par une idée fixe. Chez moi, dans mon pays d'Afrique aux terres rouges, dans mon village, sur le chemin de mon école.

     Matin et soir je marchais sur la route poussiéreuse pour rejoindre ma classe, dans un autre village puisqu'ici il n'y a pas d'école. Un peu avant de l'atteindre après un dernier tournant, je passais devant un bazar qui faisait aussi buvette, les gens s'y retrouvant pour bavarder, marchander, palabrer. Aussitôt j'y remarquais une « Tv », comme nous disions à la maison. De Tv il n'y en a pas au village. Elle me semblait allumée en permanence, sauf quand il y avait une panne d'électricité, ce qui arrivait souvent. À chaque fois je me rapprochais, ralentissais l'allure, puis un jour je m'y arrêtais. J'étais émerveillée par les images qui défilaient. Tout d'abord je ne voyais pas grand chose, tout allait trop vite, trop fort, et puis j'y découvrais un autre monde, cet autre monde de l'autre côté de la mer. Tant de choses que nous n'avions pas ici et qui me semblaient être la vraie vie.

     Des jours, des semaines, des années passèrent et j'y pensais tout le temps comme une obsession. Chez moi je n'en parlais jamais, je savais ma famille hostile aux contrées de l'autre côté de la mer. Souvent je les avais entendus évoquer des parents, des amis partis sans donner de leurs nouvelles.

     Pourtant, un soir avant de quitter la classe, j'osais en parler avec mon institutrice. Je lui confiais ma fascination pour ce qui m'était révélé chaque jour sur le chemin de l'école et comme je voulais traverser la mer et aller dans ces pays du nord où les villes brillent toute la nuit comme en plein jour.  « Tu sais petite, il te faut étudier, avoir un bagage, ensuite tu pourras voyager, parcourir le monde, réaliser tes rêves, mais surtout revenir, ici nous aurons besoin de toi » Alors, souvent, je la pressais de questions, mais toujours elle me répondait « Il faut d'abord avoir un bagage », et moi je me voyais une valise à la main...

     Un jour je suis partie, sans bagage.

     L'or des sables, l'ocre de la terre, toutes les nuances de bleu du ciel, les rouge, orange, toutes les couleurs des boubous de ma mère sont encore dans ma mémoire. Comme chaque jour à l'aube, les yeux collés par mes pleurs je me prépare à commencer une nouvelle journée. Je ne savais pas que l'on pouvait vivre dans un monde gris, et j'ignorais que l'on puisse devenir transparente. Avant, chez moi on me regardait, on m'aimait je crois. Ici, personne ne me voit, ou à peine, comme une ombre parmi les ombres. Très tôt je pars au travail, je nettoie des bureaux dans un immeuble terne et froid au centre d'une ville brumeuse. Où sont ces lumières qui m'ont fait tout laisser derrière moi, ces cités joyeuses qui m'ont poursuivies au travers de mes rêves pendant si longtemps ? Ce sont elles qui m'ont aidée à surmonter toutes les difficultés de ce long voyage, j'en oubliais la faim, la soif, la fatigue et la solitude. Mais chez moi j'étais quelqu'un, j'étais vivante, ici je ne suis personne.

     Si pour les autres je suis invisible, j'observe tout, les choses et les gens autour de moi. Peu à peu je comprends que les lumières existent, mais qu'elles ne viendront pas à moins qu'elles n'émanent déjà de moi-même, que tous mes désirs ne dépendent pas des autres mais de ce que j'accomplirai.

     Un doux effleurement le long de mon bras jusqu'à ma main, une chaleur qui glisse lentement éveillent mes sens, mes paupières fermées filtrent des lueurs dorées, le léger clapotis de l'eau, les cris et pépiements des oiseaux me réveillent un peu plus, et au loin le chant des femmes près du fleuve dégèle mon cœur. Mes mains laissent couler le sable entre mes doigts, puis s'enfoncent dans ma terre. Je suis revenue chez moi.