Aude est arrivée dans ma
classe au milieu de l'année scolaire 1953. Nous avions huit ans.
Aussitôt je fus attirée par cette nouvelle camarade venue avec ses
parents et son frère ainé d'un lointain pays d'Asie.
D'une mère vietnamienne et d'un père européen elle avait reçu un
visage harmonieux et le charme
raffiné des eurasiens. Elle nous racontait un peu de son
ancienne vie à Saïgon, et puis son long périple en bateau pour
rejoindre la France, les escales insolites. Je crois que mon goût
pour les voyages, l'exotisme et l'étranger vient de cette rencontre.
Il ne m'a jamais quittée. Plus tard mes amis, mes amours seront
maintes fois dépaysantes. Aude était mystérieuse par sa manière de
toujours rester sur la réserve. Contrairement à moi, petite fille
expansive et franche, elle savait déjà mesurer sa parole, ses
gestes, captiver par la distance qu'elle mettait en toute chose.
Ainsi quand elle riait, toujours ses mains cachaient son visage,
comme si le rire était une émotion trop violente. Elle n'était
pourtant pas compassée, mais plutôt insaisissable. Nous étions des
enfants, elle avait déjà le charme d'une jeune fille et elle nous
fascinait tous.
La
lumière attire, mais c'est l'ombre qui captive, inquiète,
puisqu'elle ouvre l'imagination. La face cachée de la lune est-elle
plus belle que celle qui semble nous sourire le soir ? Justement
comme nous ne pouvions la voir, elle nous intriguait, et gambergions
sur ses mystères. Pourtant en 1968 un astronaute n'y aurait vu que
des trous et des bosses, et rien d'autre.
Ainsi mon amie Aude, qui était devenue ma « meilleure amie » me
semblait parée de multiples qualités. Nous entrions dans
l'adolescence mais pas avec la même liberté. Mes parents, jeunes,
dynamiques et modernes, me faisaient confiance, avec vigilance et
intelligence. Aude avaient
des parents plus âgés, sa maman portait la traditionnelle tunique
« l’áo dài ». Je la revois assise chaque jour près du poste de radio
à écouter les cours de la bourse. C'est ainsi qu'ils
gagnaient leur vie. Ils m'acceptaient avec gentillesse mais
méfiance. C'est ce que je ressentais. A cet âge où je respirais la
santé et l'envie de grandir, ils soupçonnaient une influence
malsaine sur leur fille. Une fois que nous devions aller à la fête
foraine, et que je l'attendais en bas dans le vestibule j'entendis
sa mère lui crier « Et ne suis pas ton amie avec ses mauvaises
fréquentations ! » Hors je n'avais aucune mauvaise fréquentation,
mais sans doute la liberté d'en croiser. Je fus très choquée par
l'injustice de cette remarque. Avec le recul, pourtant, j'ai pu
comprendre les craintes de sa famille restée traditionnelle, alors
que la mienne était un peu en avance pour l'époque.
Un jour
Aude me montra un cahier de poésies qu'elle me dit avoir écrites. Et
je remarquai en particulier l'une d'entre elles se nommant « le
soleil et la lune » J'étais admirative. Pourtant bien plus tard j'ai
réalisé que c'étaient les paroles d'une chanson de Charles Trénet et
j'en fus très déçue, trahie. Je me suis dis que les autres poésies
n'étaient peut-être pas les siennes non plus.
Au
collège elle était en classe littéraire et moi en classe
scientifique. Aude était une excellente élève, et j'étais
irrégulière et fantaisiste. Nos chemins se séparaient peu à peu,
pourtant elle resta un modèle, celui qui me suivit des années. Pour
autant, je n'ai jamais été jalouse de ce charme magnétique évident
qu'elle dégageait. Elle plaisait aux garçons, avait un regard de
velours vers eux, mais de fait je ne l'ai jamais vue avec un petit
ami.
Je
déménageai, changeai de lycée et m'éloignai. J'avais des nouvelles
de loin en loin, puis nous nous sommes complètement perdues de vue.
Je
pourrais dire que pour moi elle a gardé son secret. Quel secret ? Je
ne sais pas. Celui que certaines personnes, rares, semblent détenir,
car elles ne se dévoilent jamais. Et le secret est peut-être ce
silence, cet art de ne montrer que le minimum pour éveiller
l'imaginaire. Certaines « stars » ont eu ce don d'ensorceler,
d'envoûter, et finalement de n'être qu'une illusion.
Longtemps après j'ai recherché le nom de mon amie, sans succès,
comme si cette absence avérait
le mystère. Si un jour, par hasard, je la retrouve, et que le voile
se lève sur ce que fut sa vie, je pressens de la déception, ou
plutôt le désenchantement d'un imaginaire confronté à la réalité.
Pour
moi, un jour elle est partie comme elle était venue, presque sans
rien dire, et c'est bien ainsi.
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