La Peur

 

              Nous sommes le 3 juin 1239, une belle journée commence, il fait chaud dans ce pays occitan près de Montpellier. Dans le village, tout le monde s'active et se dirige vers le marché situé sur une partie de la grande place à l'ombre des platanes. Ça sent fort les épices et le pain chaud. La matinée est déjà bien avancée, c'est un vendredi et dans la foule bariolée les gens se bousculent avec bonne humeur. Chacun suit son chemin et son but, acheter, vendre, se nourrir, se divertir, de retour des champs les paysans passent par la foire, des pèlerins sur le chemin de Compostelle s'apostrophent joyeusement, il y a comme un air de fête. Hier le roi Jaume Ier d'Aragon, dit le Conquérant, était à Montpellier, aussi la ville et alentours avaient mis leurs habits du dimanche. Sur l'esplanade des saltimbanques occupent le centre, des bouffons et des funambules attirent la population. Partout des camelots bonimentent, des colporteurs colportent, des enfants courent en tous sens, des chiens aboient et des chevaux s'ébrouent. Une joie spontanée se donne libre cours.

            Les douze coups de midi sonnent au clocher de l'église. Tout est pareil, et pourtant quelque chose a changé. Un léger frémissement parcourt l'assemblée. Rien de précis, comme une fraîcheur inattendue, un voile qui ternit la vue, une image qui perd ses couleurs. Une sensation vague d'étrangeté, d'anormalité. Les villageois commencent à s'observer, incertains, puis regardent le ciel sans nuage. Il fait frais tout d'un coup, il est midi passé de dix minutes et l'on se croirait en fin de journée. L'inquiétude gagne la foule, l'agitation ralentit, la peur se propage, les rires font place aux cris quand la lumière faiblit, le soleil disparaissant peu à peu, puis l'obscurité recouvre le paysage. Il fait nuit noire. Pendant six longues minutes les ténèbres enveloppent le village, et il est dit que l'on pouvait y voir les étoiles.

            Je me demande ce qu'ont pu éprouver, en cette année 1239, tous ces gens pendant ces six minutes. J'imagine une terreur totale. La peur découlant de l'ignorance du phénomène naturel d'une éclipse solaire.           

            On lit dans l'ancien testament : « Il adviendra en ce jour là que je ferai coucher le soleil en plein midi et que j'obscurcirai la terre en un jour de lumière ». Bien que l'époque soit très religieuse et superstitieuse, je doute que les habitants du village soient au courant de l'oracle du Seigneur Yahvé, mais il y a une coïncidence de la saison : Un temps estival, de l'heure : le soleil est à son zénith. L'Antiquité avait ouvert la voie vers la compréhension du cosmos, mais au Moyen Âge la pensée scientifique païenne était bannie et punie et les instruments ne pouvaient encore apporter aucune confirmation aux déductions des savants.

            Aujourd'hui, sur l'écran de mon ordinateur je découvre une vidéo de la Nasa : Le soleil en très haute définition, et je m'interroge sur la peur issue de la connaissance, ou tout au moins d'une tentative d'approche de celle-ci ? Vision extraordinaire de notre étoile. Vue de si près, la surface de l'astre révèle une violence extrême : Explosions en série, flammes gigantesques qui s'élèvent à des hauteurs inouïes, immenses volutes gazeuses en fusion perpétuelle. Paradoxalement cette proximité avec notre soleil me semble effrayante, parce qu'elle rend compte de la vulnérabilité de notre équilibre dans l'univers. Le soleil n'est pas une étoile éternelle, immuable, elle se consume, est vivante, donc instable. Sur l'échelle du temps l'existence de l'homme est infime, éphémère peut-être. L'équilibre biologique est si fragile que je m'étonne, par exemple, de la fourchette des températures si étroite qui nous permet de vivre, et pour moi une belle journée printanière tient du miracle. La vie en elle-même est un émerveillement de chaque instant, que l'homme pourtant, s'acharne à détruire. Nous sommes souvent indifférents, ingrats ou arrogants, alors que face à tant de concordances heureuses qui ont fait que nous sommes sur cette terre, nous devrions admirer, préserver et rendre ce qui nous est donné, d'une manière ou d'une autre.

            Mais retournons dans ce bourg du Languedoc, en cette année 1239. Six longues minutes ont passé. Le temps dure longtemps parfois. La lumière revenue, le saisissement marque les visages, la vie s'est arrêtée et surtout le silence fige maintenant la scène telle une peinture de Bruegel. Bientôt un chien plus impatient que les autres jappe autour de son maître, d'autres s'énervent et se poursuivent, un mouvement général se propulse, lentement le tableau s'anime. Chacun, comme hébété, étourdi, semble s'éveiller d'une stupeur et enfin, perplexe, inquiet encore, reprend sa route ou son ouvrage.

            Au clocher de la petite église la demie va sonner, ce sera alors l'heure des agapes.