Pulsions

 

          Je vais vous raconter le moment où le désir est né chez Hélène. Désir, dans le sens d'aspiration et de source de la créativité, d'une pulsion de vie à nulle autre pareille. Le désir de vivre, qui nie le péché originel, qui stimule au lieu d'inhiber. Le pire, étant le désir de rien, qui est une pulsion de mort.

 

          Hélène a vingt et un ans, vit chez ses parents, dans une petite ville de province. À la fin des années cinquante c'était souvent ainsi, pour les jeunes filles, surtout dans sa famille refermée sur elle-même, soucieuse du "qu'en dira-t-on". Une éducation stricte et désuète, même pour l'époque, qui ne laisse que peu de place à l'imagination. Bonne élève dans son école des soeurs, elle a pu obtenir un diplôme et trouver un emploi comme employée dans une petite entreprise. Son travail est solitaire, routinier, elle trie, elle range, puis trie à nouveau, et range encore... Ainsi va sa vie, terne, triste, convenable, sage. 

 

       Les gestes de tous les jours se répètent sans qu'elle en soit consciente. S'habiller machinalement, sans goût, avant son départ pour le travail, quitter la maison et prendre le chemin vers l'arrêt du bus, dans une rue encore grise et floue du brouillard matinal de ce matin de novembre. Assise dans le car, elle entrevoit par la vitre embuée des rangées de maisons en meulière, les arbres nus, noirs, comme dessinés au graphite, les trottoirs où tourbillonnent  des feuilles d'automne et les passants pressés dans leurs pardessus aux cols relevés. Personne ne s'est assis face à elle, aussi elle peut se laisser aller à rêvasser, comme lui reproche si souvent sa mère, le regard perdu dans le lointain. Un peu avant de quitter sa place, à l'arrivée à sa destination, elle remarque sur un siège un journal oublié, et la couverture attirant son regard, elle le prend avant de descendre.

 

      À sa première pause, elle se réfugie dans un endroit où elle est seule, et sort le journal de son sac. L'image qui avait attiré son attention est l'affiche d'un film qui vient de sortir : "Et Dieu... créa la femme", avec la photo de l'actrice principale qu'elle ne connaît pas, mais qui lui donne envie d'aller au cinéma. Elle ressent comme un sentiment de désobéissance, de transgression. Le lendemain, sans en parler à personne, elle va à une séance, aussitôt sortie de son travail. Le film, finalement, lui a semblé médiocre, pourtant elle est troublée par l'animalité qui émane du personnage féminin, par la musique, le rythme sauvage du tam tam, et la danse, comme une pulsion de vie et de liberté qu'elle n'a jamais connue. Son imaginaire étouffé, castré par la bienséance et excès de convenances sociales. "La vertu ne serait-elle alors qu'un manque d'imagination ?" a écrit H.G.Wells.  Le puritain bride ses instincts, refoule toute animalité, mais l'hypocrite, tel Tartuffe, a besoin d'une grande imagination, pour se faire passer pour ce qu'il n'est pas. L'animal, lui, est épicurien par nature.

 

    Hélène est perturbée par ces émotions et réflexions qui sont une remise en question d'elle-même et de la vie en général. Elle réalise que l'humain, par son langage, son intelligence, a besoin d'un exutoire, et qu'au tréfonds d'elle-même sont des forces inconscientes qui désirent s'exprimer, par le corps et la danse, par la voix et le chant, par la sensualité et la vie. Se libérer des carcans et culpabilités d'une éducation injuste, envers les femmes surtout, qui réfrène toute spontanéité, aussitôt assimilée à de l'impudeur. Elle saisit que l'homme, par rapport à l'animal, sait qu'il doit mourir, et que la créativité, l'art, sont des antidotes à ce malaise profondément ressenti. Mais pour que la création jaillisse, il doit, aussi, préserver sa part animale.

 

   Pourquoi la vision de ce simple film a-t-il été un révélateur, un commencement vers autre chose ? Peut-être parce que, pour la première fois, elle s'est  laissée aller à rêver, à ressentir puis à dépasser sa peur d'être elle-même. Comme si, de l'ombre, elle était passée à la lumière. Peu à peu, elle s'affranchira d'une angoisse sourde, annihilante, qui ne la quittait pas, et s'autorisera à penser son avenir autrement, laissera sa vie s'animer, trouvera son souffle, une autre partie intime, l'Animus*.

 

   Le film "Et Dieu...créa la femme" est sorti le 28 novembre 1956. Il marque une rupture avec le cinéma d'avant. Un tabou a volé en éclats, la femme y étant représentée dans son animalité, et revendiquant sa liberté. B.B. choque, provoque, pour le Vatican elle incarnera le diable, tel un succube, l'enfer. Pourtant, rien ne sera plus comme avant, nous entrerons bientôt dans les années 60, la nouvelle vague déferlera, les jupes deviendront minis, les sixties heureuses nous feront danser, chanter, aimer, un débordement d'énergies, une pulsion de vie, nous propulseront jusque sur la lune.

 

   Aujourd'hui, nous sommes le 21 juillet 2019, simultanéité des dates, cinquante ans ont passé, jour pour jour, depuis le grand pas pour l'humanité de Neil Armstrong. Je ne sais pas  ce qu'est devenue Hélène. Elle avait presque l'âge de B.B., elle est en vie, et comblée, j'espère.

 

 

* Selon C.G.Jung, "chaque être humain porte en lui l'image de l'autre sexe. L'inconscient de l'homme contient un élément féminin complémentaire, "l'Anima", et l'inconscient de la femme contient un élément masculin "l'Animus". C'est ce partenaire intérieur qui fait de nous un être humain entier et autonome, mais pour parvenir à être entier, il faut être capable de reconnaître et de laisser s'exprimer cette part de soi méconnue."